Qu’est-ce qu’on fait ? (1)
On est à l’endroit où on se trouve, au plus précisément
qu’il est possible – c’est de l’ordre du millimètre.
Il y a un ami avec nous, ou on fait comme s’il était là, et
qu’il s’appellerait Philippe, ou Damien, et s’excuserait de se racler si
fréquemment la gorge, un chat qui persiste, préciserait-il, et on lui dirait
que ce n’est rien, que ça ne nous dérange pas.
Ensuite, on boit un coup. Ce n’est pas forcément de
l’alcool, mais si c’en est, et si Damien ou Philippe ne sont pas présents,
qu’on les a juste, en fait, imaginés, alors on en prend une gorgée, une bonne,
puis une autre puis une autre, sans compter puisqu’on ne partage pas, puisque
c’est impossible, sans Philippe, sans Damien, de partager, et on finit la
bouteille, seul donc, sur le banc classique vert de square municipal où nous
aurons probablement échoué, aujourd’hui, à l’image d’hier, et ainsi, pris dans
l’avancée de l’après-midi, nous restons à un cheveu près à l’endroit où nous
sommes, ni plus ni moins.
Qu’est-ce qu’on fait ? (2)
On fait l’homme.
C’est-à-dire qu’on voudrait, dans cette énorme et plate
singerie, vivre on ne sait trop quelle aventure à la gomme, peut-être une
aventure de science-fiction, ça nous plairait bien, des extraterrestres
semi-gazeux viendraient nous ravir, dans le sens du kidnapping, sur notre banc
classique vert de square municipal, on se laisserait dématérialiser sans
l’ombre d’un frisson, pshuit, personne ne s’apercevrait de rien, puis on serait
rangé par les créatures cosmiques dans un ovule spécial de leur vaisseau
spatial, à des fins d’étude, à des fins de savoir c’est comment, un occupant de
notre peau.
Ce serait bien. On nous étudierait sous toutes les coutures
humaines, on nous retournerait les chairs, les plis, les replis, on nous
farfouillerait dans les petits coins, on dresserait l’inventaire de nos
composés, on s’étonnerait, on dénicherait des infimes parties, aux fonctions
mystérieuses ou inqualifiables, on aurait en tout cas l’impression qu’on
s’occupe de nous en détail, bien plus qu’avec les services sociaux, cela glissé
ici, au passage, sans la moindre animosité, sans la plus modeste buée de
ressentiment envers les services sociaux, qui font ce qu’ils peuvent de leur
côté, comme tout un chacun.
Plus tard, au terme d’un temps long, on nous ramènerait sur
le banc classique vert auquel nous sommes liés par la grâce de l’habitude et de
la fréquentation prolongée, et peut-être aussi, également, de l’estime
réciproque, qui sait. On nous ramènerait, on nous laisserait là, pile où on
était à la base, avec extrême précision, encore plus qu’à un cheveu près,
encore plus que de l’ordre de millimètre,
ce serait beaucoup beaucoup plus précis que ça car les extraterrestres
semi-gazeux sont immensément à cheval sur la justesse et concernant ce point
d’honneur de laisser les choses, les gens, dans l’état où ils les ont trouvé,
au début, avant toute intervention de leur part.
Qu’est-ce qu’on fait ? (3)
On attend, ou on croit qu’on attend.
C’est-à-dire qu’on est assis sur le banc classique vert, et
qu’on attend quelque chose qui soit de l’ordre d’un événement, même minuscule,
même de qualité anodine, et qu’en l’absence de cet événement des pensées nous
traversent l’esprit, comme des vermisseaux gloutons rongeant à cœur les
poutrelles et solives de notre système cérébral, avec grand plaisir et
voracité, comme en buffet à volonté, et ces pensées se demandent si, à bien y
réfléchir, on ne serait pas dans l’ensemble, que ce soit nous ou les autres, on
veut parler des êtres, on veut parler des humains, semblables à des drapeaux
aux couleurs nationales qui flottouilleraient sous la brise de l’aube du mardi
actuel, dans le square municipal ou ailleurs, dans les autres arrondissements,
les autres villes, les autres pays.
Ou bien si plutôt, davantage, nous ne serions pas fabriqués
à la semblance de ces indicatifs téléphoniques des années anciennes, à la
capitale, OPERA 36 89 mettons, cette joggeuse dont le pas de course projette de
petits nuages de poussière ocre derrière elle, ou ODEON 84 00, ce quadra propre
sur lui, en costume à quatre épingles, plus au sud de la cité, dans le quartier
des affaires, s’apprêtant à pénétrer l’altier building où il va, précisément,
faire des affaires.
Ou si, en définitive, nous ne nous résumerions pas, toutes
choses égales par ailleurs, à de très banals panneaux de signalisation
routière, pareils à ceux qui permettent d’éviter les collisions, les excès de
vitesse, les détours inutiles.
Un panneau de cession de priorité, par exemple, cette
fillette aux lunettes à grosses montures roses, avec son sac à dos trop lourd
pour elle, et qui traverse seule, puisque c’est déjà une grande, la rue qui
jouxte le pavillon de banlieue dont ses parents devront rembourser le prêt pour
les douze années à venir, peut-être un peu moins s’ils parviennent à en
racheter une partie précocement, ce qui n’est pas exclu, si tout se passe bien.
Et un Interdit de tourner à droite, le vieux monsieur qui
fait toujours l’ouverture de la supérette, au coin de son immeuble, au pied de
la colline, de l’autre côté du fleuve, comme s’il se tenait prêt à remplacer au
pied levé le vendeur, la manageuse dont le réveil n’aurait pas sonné.
Et un 90 est le maximum autorisé, ce professeur des écoles
en surpoids, qui ronfle épouvantablement, au grand dam de son épouse,
secrétaire médicale, Sophie, au sommeil léger, et correspondant quant à elle à
un écriteau-symbole de place handicapée, ne pas se garer, sous aucun prétexte,
sauf si vous avez le macaron handicapé.
Ainsi, à ce compte, possiblement, d’après le cheminement de
ces pensées et les conclusions qu’elles s’imposent : sous le vêtement de
nos activités quotidiennes, sous le tissu plus ou moins opaque du déroulé de
nos jours, nous porterions, autant que nous sommes, un message clair, qu’il
s’agirait seulement de savoir lire, de vraiment savoir lire, de pouvoir
déchiffrer.
Qu’est-ce qu’on fait ? (4)
On s’exploite, on essaie de tirer parti de soi, de se
pousser à fond depuis le banc vert classique du square municipal où nous ne
cessons de nous asseoir, avec une régularité qui nous honore, aube après aube.
L’épanouissement n’est jamais loin.
Mais jamais si près non plus, jamais si près comme à se faire
toucher du doigt, non, jamais jusqu’à permettre qu’on en éprouve la texture
intime ou le jus profond, ou l’abîme particulier.
A force, quand même, on a l’impression qu’on s’améliore. Un
peu. Même si c’est difficile à dire, car au nom de quoi. Il y a du mieux, on
suppose qu’il y a du mieux, à condition de s’en tenir à cette flèche chronologique
qui traverserait à tire-d’aile une frise partant d’un nous du supposé début à un
nous de maintenant, certes, à cet égard-là c’est pas si mal, on perçoit nette
la différence avec l’imbécile de l’adolescence, qui n’avait pas la moindre idée
de quoi ni de qu’est-ce et ne savait vivre à petit feu comme de nos jours nous
savons, en grand silence et parfaite discrétion hormis de timides gargouillis
de temps à autre, et qui en somme ne comprenait rien à rien, incapable qu’il,
qu’elle était d’attendre, simplement d’attendre, au moyen de la patience
caractéristique de notre moi le plus contemporain, que le gros de l’orage de
l’existence, avec ses éclairs fourchus, ses déluges et ses fracas, nous passe
au-dessus du crâne, à la longue, pour de bon.
Qu’est-ce qu’on fait ? (5)
Plus du tout ce qu’on faisait avant, non, rien à voir avec
les activités qui occupaient le fil de nos heures, du temps que nous n’avions
pas encore été enlevé par des extraterrestres semi-gazeux, voir le Qu’est-ce qu’on fait N°2, ou plus courtement dit le quéquof N°2, à prononcer kékof N°2.
Disons, pour donner le ton du décor, qu’on est sur le banc
classique vert du square municipal, et qu’on déguste pour la fine bouche un
paquet de chips goût oignon, ou un paquet de chips goût barbecue, ou goût
tradition, goût à l’ancienne, goût légumes, goût ciment fin, goût réveil
pâteux, goût Alsace, goût madame Gérin, goût feu et flamme, etcetera etcetera,
toutes les saveurs, différents paquets de chips, à la fin on les roule en
boule, on les froisse au maximum de leur compacité potentielle et on les jette
à terre, à nos pieds.
Jusque-là, c’est assez habituel, et on pourrait s’imaginer
que les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis la dernière fois.
Mais sinon. L’incroyable différence, c’est qu’on n’est plus
seul, en fait, à s’inventer des Philippe, des Damien, des amis possibles, des
copains envisageables. Tout se passe comme si on était désormais constitué de
multitudes minuscules se pressant les unes contre les autres, en foules
touffues, de manière ramifiée, à l’instar de grappes d’individus nains qui
formeraient, en prenant du recul, le géant qu’humblement nous serions.
Et ces choses sont mesquines, sauvages, belliqueuses. Elles
ne nous laissent guère en repos, le moindre prétexte est bon pour s’attaquer,
pour s’infliger des pertes, pour s’occasionner des blessures.
Ça ne s’arrête presque jamais, la bagarre. D’ailleurs voilà
qu’unetelle, preuve en est, nous engloutit la tête avec son organe digestif
dépliable. On se retrouve coiffé d’une capuche acide sur-mesure, cela rappelle les
étoiles de mer, lorsqu’elles projettent leur estomac à l’extérieur
d’elles-mêmes pour en enrober une proie, une victime, à des fins de dissolution
gastrique, c’est plutôt intense.
Et en voici une autre qui s’amuse à nous remuer dedans façon
fœtus rageur, et nous soulève à force de s’arc-bouter, suscitant la colère de
celles qui dormaient tranquilles dans leur coin, tant et si bien qu’on va
devenir l’objet d’une lutte confuse autant qu’explosive, de telle sorte que le
banc classique vert du square municipal, lui, disparaît, masqué par une mêlée
de silhouettes quasiment absurdes, tandis qu’au sol demeurent, visibles, à
l’attention éventuelle des passants, les dépouilles de paquets de chips aux
goûts déjà cités, mais peut-être avions-nous omis le goût paprika, le goût
Chine et le goût mémoire, excellent le goût mémoire, hors du lot le goût mémoire,
inépuisable, le goût mémoire.
Vient alors l’heure de rétablir un peu d’harmonie, de calme,
de disponibilité à soi-même. Aussi ferons-nous usage, exceptionnellement, de
notre très inédit pédoncule barbelé, apparu à la suite de notre capture par des
extraterrestres semi-gazeux, et que les créatures naines qui nous occupent nomment
parfois, non sans méchanceté, « le flic » – à n’utiliser, à notre
prudent avis, qu’avec parcimonie, uniquement dans les cas d’indistinction
corporelle critique.
Avec l’aide du « flic », grâce à ses efforts
disciplinaires, dont on peut sans doute regretter parfois les aspects brutaux
et les aspects impitoyables, nous parvenons à nous réarranger, à nous remettre
en ordre, à reprendre forme humaine, comme si nous étions bel et bien venus sur
ce banc classique vert de square municipale, en premier lieu, surtout pour
casser paisiblement la croûte, et sans aucune intention de chamaillerie, de
quelque nature qu’elle puisse être.