Barbares 5.3

 

– Tout à fait, répondis-je. Vous touchez là au fond de ma pensée. Les cris nocturnes, c’est de cela qu’il s’agit.

– C’est à se demander ce qu’ils leur font au juste, à nos filles, s’interrogea-t-on.

– C’est à se demander, répétai-je à voix basse, lugubrement.

– Elles hurlent comme des, passez-moi l’expression, bêtes sauvages, nota l’un de mes amis. Et parfois jusqu’à des quatre, jusqu’à des cinq heures du matin

– Peut-être les droguent-ils, peut-être hallucinent-elles, suggéra un autre.

– Seul le Dieu Seul le sait, fit doucement une voix pleine de piété.

– Peut-être, intoxiquées par des substances psychogènes, nos filles croient-elles voir d'ignobles farfadets, des esprits mauvais, des monstres bulbeux et terrifiants, supputa quelqu’un.

– En tout cas ça ne peut plus durer, m’exclamai-je, coupant court à ces hypothèses.

Les nuques de mes amis s’inclinèrent vers moi, et avec elles le reste de la tête. Ils étaient suspendus à mes lèvres. Une brise glaciale se leva.

Au-dessus de nous, les arbres plusieurs fois centenaires, ces dignes et rugueux représentants de la nature de notre admirable pays, se mirent à craquer de conserve, comme pour me signifier leur assentiment.

– Qu’est-ce à dire, « ça ne peut plus durer », cher ami ? m’interrogea-t-on.

Il n’en fallait pas plus pour me lancer enfin.

Barbares 5.2

 

Mais n’anticipons pas.

Nous étions donc là, sous le scintillement à peine perceptible des étoiles, à remâcher notre rancune contre les barbares et contre nous-mêmes, qui n’avions pas su nous montrer supérieurs au combat, les défaire et les humilier comme l’avaient fait nos grands-parents. Nous ressassions d’amers sentiments, en buvant du marc de mirabelles, en fumant des cigares qui n’étaient pas à proprement parler des cigares (les vrais avaient été gracieusement mis à disposition des forces d’occupation par le « nouveau gouvernement ») – mais plutôt d’épaisses cigarettes tachetées de brun.

La fumée bleue et l’alcool vif nous firent tourner la tête. Avec mépris, nous évoquâmes le terrible manque de savoir-vivre des barbares, leur maîtrise ô combien imparfaite de notre langue et la façon scandaleuse dont ils se comportaient avec nos filles, leur pétrissant sans arrêt les seins comme s’ils s’étaient agi de vulgaires boules de farine, les leur malaxant à toute heure du jour et de la nuit, même en notre présence, les leur pétrissant et les leur malaxant au moyen de ces grandes choses jamais lavées, presque vertes, qui pendaient au bout de leur bras et ne méritaient pas d’être appelées autrement que « paluches ».

– Et seul le Dieu Seul sait ce qu’ils leur font d’autres, ajoutai-je.

– Seul le Dieu Seul le sait, répéta aussitôt un de mes amis – signe de son excellence éducation religieuse et de la grande qualité des leçons subliminales de ses catéchiseurs.

– Voulez-vous parler des cris nocturnes, cher ami ? me demanda-t-on, comme je ne précisai pas davantage ce que j’entendais par « ce qu’ils leur font d’autre ».

Barbares 5.1

 

Après le mariage de nos filles, mes vieux amis et moi-même nous réunîmes d’abord en divers lieux clandestins : salles de billard abandonnées, anciens locaux de clubs de fléchettes, établissements autrefois spécialisés dans l’organisation de thés dansants qui avaient dû, pour cause de conjoncture très défavorable, mettre la clé sous la porte.

Las, ce qui devait arriver arriva. Les salles, locaux, établissements qui nous servaient de base arrière furent rasés, ou bien leurs entrées condamnées au moyen de maçonnages hâtifs par les agents du « nouveau gouvernement ».

Nous n’eûmes alors plus d’autre choix que de nous fixer rendez-vous en pleine forêt, au beau milieu de la nature de notre admirable pays, parmi les insectes et les bêtes fourmillantes de la nuit et les arbres plusieurs fois centenaires.

C’est torches en main que nous nous y rendîmes. Sous un ciel d’encre dont les ténèbres se voyaient à peine lardées de constellations blanchâtres dont nous ignorions les noms. Il faisait froid. Je regrettai amèrement de ne pas avoir pris une petite laine supplémentaire. Cette scène quasi primitive – vingt, trente amis qui cheminent dans l’obscurité puis établissent leur camp au cœur de nulle part – présentait sur le moment tous les atours de l’exceptionnel ; elle ne fut en vérité, comme nous le découvrîmes plus tard, qu’un avant-goût de ce qui nous attendait dans les semaines, les mois à venir, quand exilés en notre propre pays, nous en serions réduits à partager le produit de nos misérables chasses (des vers, des mouches et des araignées à très fines pattes, essentiellement) dans une grotte où le jour ne pénétrait jamais.

Barbares 4.2

 

Je crus d’abord, tant la colère déformait son faciès, que le barbare allait me saisir à la gorge, me soulever dans les airs et fracasser mon crâne contre l’horloge en laiton chromé que mon arrière-grand-oncle avait ramené des îles bien avant la première invasion barbare (celle qui avait été brillamment repoussé par nos grands-parents) – contre un objet, donc, de très haute valeur.

Une fraction de seconde, on eût pu aussi croire, à l’inverse, que ce furieux énergumène jetterait l’éponge, tournerait les talons et rentrerait à son quartier général pour y faire la demande d’une autre affectation. Il faudrait en ce cas s’attendre, à terme, à l’arrivée d’un autre barbare ; mais au moins eussions-nous ainsi goûté une manière de répit.

Au lieu de cela, ses pupilles s’étrécirent, ses narines grossières se dilatèrent, tout son grand corps ferme sculpté par la violence se figea ; l’irritation, l’impatience et le courroux cédèrent uniment la place au désir : le barbare venait d’apercevoir Rosaline, ma cadette : peau laiteuse, haleine brûlante, yeux noir gouffre, dents ivoirines admirablement découpées contre la caverne incarnat de la bouche fruitée, généreuse chevelure cascadant jusqu’aux hanches pleines, front délicat frangé de mèches fortes et sombres, bleu pâle des veines aux tempes, et que dire du velouté des bras, de la finesse de la silhouette, des paupières bombées et peintes, des pommettes altières ou de la grâce quasiment royale du port de tête ?

Rien. N’en disons rien.

Mais soulignons tout de même que le barbare enfila illico ses patins.

Barbares 4.1

 

La porte de notre maison s’ouvrit donc en grand devant le barbare qui, à mon avis, en prit plein les mirettes.

Tout était nickel et brillant. Tout resplendissait. D’épais tapis en peau d’ours exotiques qui me venaient de mon arrière-grand-mère côté maternel couvraient par endroits le parquet impeccable tandis qu’étincelaient au plafond les mille gemmes de luminaires récemment briqués ; un feu de compagnie crépitait dans la cheminée de pierre antique, projetant des ombres ondoyantes sur les tableaux de maîtres, petits et grands, suspendus au-dessus de différentes pièces de mobilier en marbre ; les toiles en question présentaient en vives couleurs des scènes de chasse ou de cour d’un réalisme franchement frappant.   

 – Entrez, dis-je au barbare, bien qu’il m’en coûtât. Vous me ferez le très grand plaisir de vous déchausser et d'enfiler ceci.

Il poussa un grognement caverneux, saisit les patins que je lui présentais dans le battoir massif qui lui tenait lieu de main et les considéra un moment avec perplexité.

– Pour ne pas abîmer les parquets, précisai-je.

Le bougre gigantesque parut un moment désorienté. Derrière la bête de guerre, compris-je, se dissimulait un garçonnet hagard, ignorant des us et coutumes les plus simples.

Mais alors, les veines de son front enflèrent drastiquement. Son visage se teinta d’un rouge très sombre.

  On n’est pas des mauviettes, éructa-t-il en laissant tomber les patins par terre.

– Quoi donc ? dis-je, car je n’étais vraiment pas sûr d’avoir entendu ce que j’avais entendu.  

– On n’est pas des mauviettes, reprit-il, en faisant un effort pour articuler. On met pas des trucs comme ça sur nos pieds chez nous.

– C’est pourtant essentiel, insistai-je. Si vous ne voulez pas fusiller vos parquets en trois semaines.

Barbares 3

 

Il fallut offrir nos filles. Ce fut une des premières mesures du gouvernement d’occupation : chaque famille, chaque foyer devait accueillir un combattant barbare. Lui fournir gite et couvert, lui accorder l’hospitalité et lui présenter la plus belle des filles de la maison, la plus saine, la plus gironde et la plus plantureuse, pour qu’il la mariât.

 

Le nôtre ne tarda pas à venir. Nous étions pourtant loin de la capitale, où se concentrait encore le gros des forces barbares. La Basse-Lithonie, ce n’est pas la porte à côté. Et pourtant voilà que retentit dans notre demeure, moins d’une semaine après la signature des traités de paix scélérats, le coup de sonnette le plus glaçant que nous ayons jamais ouï.

Mes filles m’adressèrent des regards dans lesquels se mêlaient à peu près inextricablement l’angoisse, l’inquiétude très vive et le tourment. Je me rendis à l’huis la mort dans l’âme et l’entrouvris en prenant soin de laisser en place la chaînette anti-cambrioleurs.

– Plaît-il ? lançai-je dans le vent frais, coupant, quasi épineux du matin.  

– C’est moi, répondit une voix d’ogre, rocailleuse, avec un accent épouvantable.

Je glissai un œil par l’entrebâillement. Un remarquable spécimen d’animal humain, puissamment charpenté, me salua d’un geste fruste ;  sous son derme doré jouaient partout des grappes de muscles fibreux ; le crâne était épais, brachycéphale, bien chevelu ; les yeux, petits, trop enfoncés dans leurs orbites, n’exprimaient rien.

– Et de qui s’agit-il, lorsque vous dites « moi » ? demandai-je.

Une grimace déroutée tordit la face de rustaud de notre invité indésiré. Il recula de quelques pas, vérifia le numéro inscrit en toutes lettres sur le fronton de la maison.

– Cent quatre-vingt-six, l’aidai-je.

– Cent quatre-vingt-six, répéta-t-il laborieusement, écorchant le « tre » et les « se ». Oui. C’est ça. C’est ici qu’on m’a dit.

Comme je ne faisais pas mine de décrocher la chaînette, il ajouta :

– Je suis le combattant affecté chez vous.

Je m’administrai alors, théâtralement, au ralenti, une tape sur le front :

– Mais bien sûr ! Pardonnez-moi. Figurez-vous que cette histoire m’était complètement sortie de la  tête !