Le point de rupture


Le point de rupture (1)


L’inspecteur Stévenon observait la scène du crime.

Son assistante se tenait légèrement en retrait, légèrement de biais.

C’est-à-dire en arrière et penchant sur la gauche, un petit peu.

L’équipe l’appelait Pépita Dominguez suite à une mauvaise blague qui avait fait mouche.

Son vrai nom était Claire, Claire Séchu.

Elle n’en parlait à personne, mais elle était follement amoureuse de l’inspecteur Stévenon.



Le point de rupture (2)


Ce sont des choses qui arrivent, dans la police des homicides, avec le quotidien difficile, de tomber raide dingue d’un collègue.

La douceur singulière de l’inspecteur, ses gestes souvent inachevés, cette façon qu'il avait de mener à bien avec humilité les enquêtes les plus coriaces: Pépita Dominguez était tombée sous le charme, irrémédiablement.

– Quel carnage, hein ? dit quelqu’un du côté des légistes.



Le point de rupture (3)


L’inspecteur Stévenon sortit une nicorette.

Cela faisait quinze ans qu’il en consommait.

– Longtemps qu’on n'avait pas eu de meurtre aussi cracra, continua le même type bien que personne ne l’ait relancé. A ce niveau-là…

Pas besoin de terminer la phrase, on avait compris : à ce niveau-là, compliqué de parler de victime.

S’il fallait désigner l’amas visqueux qui se trouvait au centre de la pièce, "flaque de sang avec des grumeaux" fonctionnait mieux.



Le point de rupture (4)


Victime, cela faisait humain, cela faisait corporel, organisé. 


Ici, c’était autre chose.


L’inspecteur Stévenon hocha la tête avec une lenteur quasiment langoureuse, puis produisit une cigarette qu’il n’allait pas allumer, bien sûr, pas au beau milieu d’une scène de crime, et de toute façon les nicorettes lui suffisaient très bien, sauf exception. 


Le point de rupture (5)




Pépita Dominguez le connaissait par cœur.


L’inspecteur Stévenon allait manipuler le tube de tabac, le porter à ses lèvres, le renifler, en extraire quelques brins qu’il glisserait ensuite dans la poche de son imperméable.


C’est ce que fit l’inspecteur Stévenon, effectivement. Puis il s’avança dans la pièce, et Pépita Dominguez le suivit, comme l’ombre fidèle qu’elle était.


Le point de rupture (6)



Tous deux prenaient soin de marcher sur les emplacements prévus par les légistes, des empreintes de pas faites au moyen d’un feutre spécial, d’un bleu vif qui se voyait bien, sans doute fluorescent.



Ces pas formaient en fait un itinéraire à l’usage des professionnels
habilités, afin que ceux-ci ne piétinent pas l’ensemble de la scène mais puissent tout de même y évoluer, un peu comme au sein d’un parcours de mini-golf.