Qu'est-ce qu'on fait ? (n°6 à 10)

 

Qu’est-ce qu’on fait ? (6)

 

 

On écoute, à l’intérieur, au creux de soi, les individus nains innombrables.

 

Les individus nains qui remuent, qui s’étirent, qui font les fous. Qui se jettent contre les parois. Qui font du saut de nain, qui s’enjambent, qui galipettent. Qui ne s’aperçoivent pas qu’on les observe. Qui s’agacent les uns les autres, qui se mordent, qui entretiennent des rancunes, qui cherchent vengeance, qui attendent que leurs congénères aient le dos tourné pour les mordre, avec une férocité répugnante, dans le cou jusqu’au sang.

 

Et bien sûr, on l’aura compris ou on s’en doute, il ne s’agit pas de personnes petites, de petites personnes ou de rien de la sorte. Mais de ces individus nains odieux, de ces individus nains inavouables qui nous occupent comme on dit d’une armée qu’elle occupe mettons la Suisse, le Lichtenstein ou la Suède ; de ces individus nains qui nous infestent le sang avec mauvaise fièvre depuis que des extraterrestres semi-gazeux nous ont ravi, dans le sens du kidnapping, ou peut-être bien, même, depuis toujours – sauf qu’on les ignorait. Voilà les nains dont il est question. A ne pas confondre avec ces êtres humains de taille modeste envers qui nous n’éprouvons qu’un respect mâtiné, possiblement, d’un brin de fascination érotique.

 

On les écoute donc. On essaie de comprendre ce qu’ils trament dans nos viscères, dans les tunnels de nos veines, dans les labyrinthes de nos neurones. On s’interroge. On se demande quel est leur but. A quoi est-ce qu’ils aspirent. On les sent se déplacer d’un bout à l’autre de nous-même avec la vélocité des corpuscules quantiques. Ils semblent bien n’avoir qu’une seule passion qui serait de nous terroriser, ou de nous faire très mal, ou de nous abaisser, pas au sens centimétrique mais au sens moral, au sens relativement désuet et pourtant vital du beau et du mal et de tout ce qui a pu se retrouver coincé entre les deux comme dans l’interstice séparant deux lames de plancher.

 

On les écoute. On transpire. On voudrait bien savoir, d’avance, quelle nouvelle façon de nous nuire ils inventeront aujourd’hui.

 

 


 

 

Qu’est-ce qu’on fait ? (7)

 

 

On attend, on attend encore, mais cette fois-ci : un enfant.

 

Ce n’est pas nous qui le portons, cela dit, pour des raisons, ici-bas, d’organisation génitale. On en est incapable. Mais une bonne amie s’est proposée.

 

C’est elle qui gonfle, du coup, c’est elle qui ballonne. On s’occupe d’elle comme on peut, on n’a jamais été très doué pour ça, on est longtemps parti du principe que c’était suffisamment compliqué avec soi-même, si en plus il fallait payer de sa personne pour les autres, on ne s’en sortirait pas.

 

On s’en sort. Tout de même. A notre façon maladroite, susceptible de susciter le malaise, parfois désolante.

 

On accompagne notre bonne amie à l’échographie du deuxième trimestre, par exemple, c’est déjà beaucoup, en ce qui nous concerne.

 

L’échographe ne tarit pas d’éloges. Ce septum cardiaque, elle n’en a jamais vu d’aussi bien formé. Et elle en a vus. Pareil pour cette colonne, magnifique cette colonne, pas une vertèbre, pas une dorsale, pas une cervicale qui n’y soit un modèle d’exactitude d’osseuse. Quant à ce pouls, entendez-vous ce pouls, ce bpm absolument divin. Oui, nous l’entendons, ma bonne amie et moi, c’est impressionnant, qui aurait cru que ça cognait si fort si vite.

 

On s’en va, la consultation terminée. Ma bonne amie est très heureuse et nous demande si nous aussi, on est heureux, et on dit oui, ah ça oui, on est tellement heureux que c’est comme si on venait de sauter dans le vide, un peu, et que tous nos organes se soulevaient et venaient se loger dans notre gorge, à l’endroit de l’expression, et nous coupaient le souffle et nous glaçaient les mots.

 

On quitte notre bonne amie, ensuite, ou notre bonne amie nous quitte, elle a pris sa voiture, elle conduit, aucun problème. Jusqu’au dernier moment, jusqu’au dépotage final, jusqu’au feu d’artifice muqueux, à la toute fin, elle conduira. Aucun problème.

 

On rejoint notre secteur. On s’assoit sur le banc vert classique du square municipal. On a en tête l’ombre vivante qui grenouille, qui s’agite dans le ventre de notre bonne amie. On se dit quand même. On se dit qu’on a hâte, puis on n’est pas sûr d’avoir hâte, on hésite.

 

On attend encore, on se remet à l’ouvrage d’attendre. On pense qu’on verra bien.

 

On attend. 

 

 


 

 

Qu’est-ce qu’on fait ? (8)

 

 

 

On s’active. Aujourd’hui, par contre, on s’active.

 

Dans quel but ?

 

Le but n’est pas clair, le but n’est disons pas encore défini, mais il est manifeste qu’il existe, en ce sens du moins que c’est une direction vers laquelle tendre, et qui explique par exemple qu’on ne soit pas allé au square municipal, cette aube-ci, qu’on n’ait pas laissé nos pas nous guider dans la fraîcheur blanchâtre vers le banc classique vert. Et qui explique également, mais par ailleurs, qu’on laisse sonner dans le vide notre téléphone.

 

Bien qu’on sache parfaitement de quoi, de qui il s’agit, on laisse les modulations sonores se succéder les unes aux autres jusqu’à la messagerie. Quant à nous, on s’active, il s’agit de s’activer, de faire le ménage, à dire vrai, pour ne rien cacher, de faire le ménage dans cet appartement qui est nôtre en la mesure, certes étroite, que nous y habitons, et où, selon différentes personnes qui s’informent, dont l’infirmière à domicile, dont aussi la voisine du deuxième, madame Gérin, et dont enfin, et c’est déjà beaucoup, l’inénarrable personne des services sociaux, toutes d’accord à l’unisson : où, paraît-il, on ferait face à une accumulation de déchets divers et de sacs poubelles et de petits emballages sans intérêt, ainsi qu’à une odeur qui règne.

 

Ce qu’aucun de ces différents agents extérieurs n’auraient jamais l’audace de deviner, c’est qu’il existe un classement, quelque part ; certes on n’en possède pas tous les tenants et aboutissements, mais enfin rien n’est ici totalement laissé au hasard, tout est disposé, y compris dans l’encombrement qu’on voudra bien admettre, en son sein même, à condition qu’on nous reconnaisse à notre tour une certaine forme d’organisation, on peut toujours rêver, et qu’en outre, pour l’odeur, il suffit d’ouvrir les fenêtres largement, c’est facile.

 

On s’active. Des entassements se font et se défont, la chaleur monte au sein de notre organisme, en raison des contraintes physiques, les individus nains grommellent mais pas tant, intimidés qu’ils sont, sans doute, par notre engagement corporel ou sinon, plus sûrement, par la menace toujours présente d’une intervention disciplinaire du pédoncule barbelé, et de cette manière, bribe par bribe, la configuration de notre intérieur se modifie comme un puzzle dont on serait parvenu à trouver l’aménagement alternatif, secret, en-dehors des pistes habituelles et des emboîtements sommaires, et c’est ainsi qu’au soir, dans la lumière faiblie du crépuscule, il n’y aura plus un seul sachet, plus un détritus, plus une chaussette qui ne soit à la place voulue, si bien qu’il sera impossible de dire, à notre décharge, quel que soit le résultat effectif, qu’on n’aura pas fait au maximum de notre aptitude, qui certes n’est pas toujours satisfaisante, mais a tout de même le mérite, comme nous-même, d’exister.

 

 


 

 

Qu’est-ce qu’on fait (9)

 

 

On s’escrime. Aujourd’hui, on s’escrime. C’est compliqué. Aujourd’hui est un de ces jours bas de plafond qui nous laisse à peine le loisir de respirer, nous oppresse, nous comprime, aujourd’hui est un de ces sales petits jours où l’on se demande, non sans acide révolte et potentielle prise de conscience, si ça vaut le coup, vivre sa vie.

 

Car enfin. La question se pose. Pas seconde après seconde, non, pas à la moindre occasion, ni spécialement à l’impromptu, quand on a le dos tourné, mais elle se pose, elle se pose quand elle veut, elle ne nous demande pas notre avis, elle se pose comme un immense aéronef alien sur ce porte-avion de la flotte américaine qui croisait tranquillement non loin des frontières orientales en cas de nécessité de tout détruire par là-bas chez les orientaux, et qui sème la panique, le météore, chez l’état-major de la flotte américaine, dépassé comme jamais, au vu de l’inédite menace de la situation.

 

La question se pose et on s’escrime. C’est ainsi et cela dure, on veut dire par là qu’il est possible qu’il faille se mettre à l’échelle des siècles, en ces matières, comme si nous étions là depuis un fameux bail, avec en nous la même inexpugnable, irréductible question, comme si peut-être nous étions nés de la glaise du square municipal, en vérité, enfant du limon comme on dit, on a vu quelque part, on ne sait plus où, qu’on pouvait dire ça.

 

Enfant du limon, s’escrimant, contraint de se débrouiller à la petite semaine avec sa propre matière – elle-même, si ça se trouve, antérieure au limon, précédant le square et le banc vert classique, issue de la première pierre, du bloc d’origine, et pourtant parcourue déjà, dans l’élan de cette poussée furieuse d’où devait surgir l’amalgame de roches fondues et de gaz qui allait, refroidi, nous servir de monde, oui parcourue par les cruelles vibrations du pourquoi et de l’à quoi bon, s’escrimant donc, alors, dès la base de la base, même avec la pleine naïveté des commencements, jamais indemne du doute, et se demandant, si ce n’est pas, en fait, exorbitant, ce sentiment d’être qui nous sommes, à chaque millionième d’instant, et puis surtout, si c’est utile, et puis surtout, si ça vaut le coup.   

 

 


 

 

 

Qu’est-ce qu’on fait ? (10)

 

 

On trouve la clé.

 

En réalité, on ne la trouve pas vraiment : elle était en nous depuis notre ravissement – comprendre notre rapt – par des extraterrestres semi-gazeux, ou même avant, peut-être que nous l’avions toujours, d’une manière ou d’une autre, possédée, imperceptiblement, comme à notre insu, cette clé.

 

En tout cas nous l’avons découverte, là, pas très loin de la zone cardiaque, sous une côte, mais pas non plus en plein cœur, n’exagérons pas. Et c’était indubitablement une clé, on s’est aussitôt dit ça, on l’a aussitôt reconnu comme telle, bien qu’elle n’en eût pas la forme à proprement dire, zéro dents ni petites rainures, et qu’on ne voyait pas vraiment, même en forçant notre imagination, à quoi aurait pu ressembler la serrure qui correspondait.

 

Oui, une clé. Dégageant une odeur, un parfum de clé, pas métallique cependant, plutôt une odeur, un parfum d’ouverture, en fait. Cet objet-là, puisqu’il faut parler d’un objet, c’est-à-dire d’un individu qui ne serait pas un individu, qui fonctionnerait avec un régime de présence tout à fait différent de celui des individus comme vous et vous, cet objet-là servait à ouvrir des portes, on le sentait venu au monde à cet effet. Bien sûr, pour le coup, on entendait portes très largement, il pouvait très bien s’agir d’un portail, d’un portillon, d’une portière, d’un vantail ou d’une herse, ou d’une fenêtre à vrai dire, ou même d’un passage inter-dimensionnel dont l’allure, dans son quant à soi, aurait sans doute davantage évoqué une muqueuse ou un puits.

 

Donc la certitude, en tout cas, la certitude c’est que c’était une clé. Nous l’avions trouvé en nous, à l’occasion d’une rapide vérification de notre composition existentielle du moment, sur le banc classique vert, dans le square municipal, peu après le passage de la joggeuse dont c’était le jour, sans doute que le lendemain, en revanche, elle ne courrait pas.

 

Et il s’agissait de la nôtre, de clé, nous semblait-il ; on pouvait se tromper, mais quand même, on y aurait mis sa tête à couper que c’était la nôtre.  

 

Où et comment s’en servir, la faire tourner, après, ça, c’était une autre histoire.    


Qu'est-ce qu'on fait ? (N° 1 à N° 5)

 

 

Qu’est-ce qu’on fait ? (1)

 

 

On est à l’endroit où on se trouve, au plus précisément qu’il est possible – c’est de l’ordre du millimètre.

 

Il y a un ami avec nous, ou on fait comme s’il était là, et qu’il s’appellerait Philippe, ou Damien, et s’excuserait de se racler si fréquemment la gorge, un chat qui persiste, préciserait-il, et on lui dirait que ce n’est rien, que ça ne nous dérange pas.

 

Ensuite, on boit un coup. Ce n’est pas forcément de l’alcool, mais si c’en est, et si Damien ou Philippe ne sont pas présents, qu’on les a juste, en fait, imaginés, alors on en prend une gorgée, une bonne, puis une autre puis une autre, sans compter puisqu’on ne partage pas, puisque c’est impossible, sans Philippe, sans Damien, de partager, et on finit la bouteille, seul donc, sur le banc classique vert de square municipal où nous aurons probablement échoué, aujourd’hui, à l’image d’hier, et ainsi, pris dans l’avancée de l’après-midi, nous restons à un cheveu près à l’endroit où nous sommes, ni plus ni moins.

 


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Qu’est-ce qu’on fait ? (2)

 

On fait l’homme.

 

C’est-à-dire qu’on voudrait, dans cette énorme et plate singerie, vivre on ne sait trop quelle aventure à la gomme, peut-être une aventure de science-fiction, ça nous plairait bien, des extraterrestres semi-gazeux viendraient nous ravir, dans le sens du kidnapping, sur notre banc classique vert de square municipal, on se laisserait dématérialiser sans l’ombre d’un frisson, pshuit, personne ne s’apercevrait de rien, puis on serait rangé par les créatures cosmiques dans un ovule spécial de leur vaisseau spatial, à des fins d’étude, à des fins de savoir c’est comment, un occupant de notre peau.

 

Ce serait bien. On nous étudierait sous toutes les coutures humaines, on nous retournerait les chairs, les plis, les replis, on nous farfouillerait dans les petits coins, on dresserait l’inventaire de nos composés, on s’étonnerait, on dénicherait des infimes parties, aux fonctions mystérieuses ou inqualifiables, on aurait en tout cas l’impression qu’on s’occupe de nous en détail, bien plus qu’avec les services sociaux, cela glissé ici, au passage, sans la moindre animosité, sans la plus modeste buée de ressentiment envers les services sociaux, qui font ce qu’ils peuvent de leur côté, comme tout un chacun.

 

Plus tard, au terme d’un temps long, on nous ramènerait sur le banc classique vert auquel nous sommes liés par la grâce de l’habitude et de la fréquentation prolongée, et peut-être aussi, également, de l’estime réciproque, qui sait. On nous ramènerait, on nous laisserait là, pile où on était à la base, avec extrême précision, encore plus qu’à un cheveu près, encore plus que de l’ordre de  millimètre, ce serait beaucoup beaucoup plus précis que ça car les extraterrestres semi-gazeux sont immensément à cheval sur la justesse et concernant ce point d’honneur de laisser les choses, les gens, dans l’état où ils les ont trouvé, au début, avant toute intervention de leur part.

 


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Qu’est-ce qu’on fait ? (3)

 

On attend, ou on croit qu’on attend.

 

C’est-à-dire qu’on est assis sur le banc classique vert, et qu’on attend quelque chose qui soit de l’ordre d’un événement, même minuscule, même de qualité anodine, et qu’en l’absence de cet événement des pensées nous traversent l’esprit, comme des vermisseaux gloutons rongeant à cœur les poutrelles et solives de notre système cérébral, avec grand plaisir et voracité, comme en buffet à volonté, et ces pensées se demandent si, à bien y réfléchir, on ne serait pas dans l’ensemble, que ce soit nous ou les autres, on veut parler des êtres, on veut parler des humains, semblables à des drapeaux aux couleurs nationales qui flottouilleraient sous la brise de l’aube du mardi actuel, dans le square municipal ou ailleurs, dans les autres arrondissements, les autres villes, les autres pays.

 

Ou bien si plutôt, davantage, nous ne serions pas fabriqués à la semblance de ces indicatifs téléphoniques des années anciennes, à la capitale, OPERA 36 89 mettons, cette joggeuse dont le pas de course projette de petits nuages de poussière ocre derrière elle, ou ODEON 84 00, ce quadra propre sur lui, en costume à quatre épingles, plus au sud de la cité, dans le quartier des affaires, s’apprêtant à pénétrer l’altier building où il va, précisément, faire des affaires.

 

Ou si, en définitive, nous ne nous résumerions pas, toutes choses égales par ailleurs, à de très banals panneaux de signalisation routière, pareils à ceux qui permettent d’éviter les collisions, les excès de vitesse, les détours inutiles.

 

Un panneau de cession de priorité, par exemple, cette fillette aux lunettes à grosses montures roses, avec son sac à dos trop lourd pour elle, et qui traverse seule, puisque c’est déjà une grande, la rue qui jouxte le pavillon de banlieue dont ses parents devront rembourser le prêt pour les douze années à venir, peut-être un peu moins s’ils parviennent à en racheter une partie précocement, ce qui n’est pas exclu, si tout se passe bien.  

 

Et un Interdit de tourner à droite, le vieux monsieur qui fait toujours l’ouverture de la supérette, au coin de son immeuble, au pied de la colline, de l’autre côté du fleuve, comme s’il se tenait prêt à remplacer au pied levé le vendeur, la manageuse dont le réveil n’aurait pas sonné. 

 

Et un 90 est le maximum autorisé, ce professeur des écoles en surpoids, qui ronfle épouvantablement, au grand dam de son épouse, secrétaire médicale, Sophie, au sommeil léger, et correspondant quant à elle à un écriteau-symbole de place handicapée, ne pas se garer, sous aucun prétexte, sauf si vous avez le macaron handicapé.  

 

Ainsi, à ce compte, possiblement, d’après le cheminement de ces pensées et les conclusions qu’elles s’imposent : sous le vêtement de nos activités quotidiennes, sous le tissu plus ou moins opaque du déroulé de nos jours, nous porterions, autant que nous sommes, un message clair, qu’il s’agirait seulement de savoir lire, de vraiment savoir lire, de pouvoir déchiffrer.  

 

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Qu’est-ce qu’on fait ? (4)

 

 

On s’exploite, on essaie de tirer parti de soi, de se pousser à fond depuis le banc vert classique du square municipal où nous ne cessons de nous asseoir, avec une régularité qui nous honore, aube après aube.

 

L’épanouissement n’est jamais loin.

 

Mais jamais si près non plus, jamais si près comme à se faire toucher du doigt, non, jamais jusqu’à permettre qu’on en éprouve la texture intime ou le jus profond, ou l’abîme particulier.

 

A force, quand même, on a l’impression qu’on s’améliore. Un peu. Même si c’est difficile à dire, car au nom de quoi. Il y a du mieux, on suppose qu’il y a du mieux, à condition de s’en tenir à cette flèche chronologique qui traverserait à tire-d’aile une frise partant d’un nous du supposé début à un nous de maintenant, certes, à cet égard-là c’est pas si mal, on perçoit nette la différence avec l’imbécile de l’adolescence, qui n’avait pas la moindre idée de quoi ni de qu’est-ce et ne savait vivre à petit feu comme de nos jours nous savons, en grand silence et parfaite discrétion hormis de timides gargouillis de temps à autre, et qui en somme ne comprenait rien à rien, incapable qu’il, qu’elle était d’attendre, simplement d’attendre, au moyen de la patience caractéristique de notre moi le plus contemporain, que le gros de l’orage de l’existence, avec ses éclairs fourchus, ses déluges et ses fracas, nous passe au-dessus du crâne, à la longue, pour de bon.

 

 


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Qu’est-ce qu’on fait ? (5)

 

 

Plus du tout ce qu’on faisait avant, non, rien à voir avec les activités qui occupaient le fil de nos heures, du temps que nous n’avions pas encore été enlevé par des extraterrestres semi-gazeux, voir le Qu’est-ce qu’on fait N°2, ou plus courtement dit le quéquof N°2, à prononcer kékof  N°2.  

 

Disons, pour donner le ton du décor, qu’on est sur le banc classique vert du square municipal, et qu’on déguste pour la fine bouche un paquet de chips goût oignon, ou un paquet de chips goût barbecue, ou goût tradition, goût à l’ancienne, goût légumes, goût ciment fin, goût réveil pâteux, goût Alsace, goût madame Gérin, goût feu et flamme, etcetera etcetera, toutes les saveurs, différents paquets de chips, à la fin on les roule en boule, on les froisse au maximum de leur compacité potentielle et on les jette à terre, à nos pieds.

 

Jusque-là, c’est assez habituel, et on pourrait s’imaginer que les choses n’ont pas beaucoup évolué depuis la dernière fois.

 

Mais sinon. L’incroyable différence, c’est qu’on n’est plus seul, en fait, à s’inventer des Philippe, des Damien, des amis possibles, des copains envisageables. Tout se passe comme si on était désormais constitué de multitudes minuscules se pressant les unes contre les autres, en foules touffues, de manière ramifiée, à l’instar de grappes d’individus nains qui formeraient, en prenant du recul, le géant qu’humblement nous serions.

 

Et ces choses sont mesquines, sauvages, belliqueuses. Elles ne nous laissent guère en repos, le moindre prétexte est bon pour s’attaquer, pour s’infliger des pertes, pour s’occasionner des blessures.

 

Ça ne s’arrête presque jamais, la bagarre. D’ailleurs voilà qu’unetelle, preuve en est, nous engloutit la tête avec son organe digestif dépliable. On se retrouve coiffé d’une capuche acide sur-mesure, cela rappelle les étoiles de mer, lorsqu’elles projettent leur estomac à l’extérieur d’elles-mêmes pour en enrober une proie, une victime, à des fins de dissolution gastrique, c’est plutôt intense.

 

Et en voici une autre qui s’amuse à nous remuer dedans façon fœtus rageur, et nous soulève à force de s’arc-bouter, suscitant la colère de celles qui dormaient tranquilles dans leur coin, tant et si bien qu’on va devenir l’objet d’une lutte confuse autant qu’explosive, de telle sorte que le banc classique vert du square municipal, lui, disparaît, masqué par une mêlée de silhouettes quasiment absurdes, tandis qu’au sol demeurent, visibles, à l’attention éventuelle des passants, les dépouilles de paquets de chips aux goûts déjà cités, mais peut-être avions-nous omis le goût paprika, le goût Chine et le goût mémoire, excellent le goût mémoire, hors du lot le goût mémoire, inépuisable, le goût mémoire.

 

Vient alors l’heure de rétablir un peu d’harmonie, de calme, de disponibilité à soi-même. Aussi ferons-nous usage, exceptionnellement, de notre très inédit pédoncule barbelé, apparu à la suite de notre capture par des extraterrestres semi-gazeux, et que les créatures naines qui nous occupent nomment parfois, non sans méchanceté, « le flic » – à n’utiliser, à notre prudent avis, qu’avec parcimonie, uniquement dans les cas d’indistinction corporelle critique.

 

Avec l’aide du « flic », grâce à ses efforts disciplinaires, dont on peut sans doute regretter parfois les aspects brutaux et les aspects impitoyables, nous parvenons à nous réarranger, à nous remettre en ordre, à reprendre forme humaine, comme si nous étions bel et bien venus sur ce banc classique vert de square municipale, en premier lieu, surtout pour casser paisiblement la croûte, et sans aucune intention de chamaillerie, de quelque nature qu’elle puisse être.

Barbares 5.3

 

– Tout à fait, répondis-je. Vous touchez là au fond de ma pensée. Les cris nocturnes, c’est de cela qu’il s’agit.

– C’est à se demander ce qu’ils leur font au juste, à nos filles, s’interrogea-t-on.

– C’est à se demander, répétai-je à voix basse, lugubrement.

– Elles hurlent comme des, passez-moi l’expression, bêtes sauvages, nota l’un de mes amis. Et parfois jusqu’à des quatre, jusqu’à des cinq heures du matin

– Peut-être les droguent-ils, peut-être hallucinent-elles, suggéra un autre.

– Seul le Dieu Seul le sait, fit doucement une voix pleine de piété.

– Peut-être, intoxiquées par des substances psychogènes, nos filles croient-elles voir d'ignobles farfadets, des esprits mauvais, des monstres bulbeux et terrifiants, supputa quelqu’un.

– En tout cas ça ne peut plus durer, m’exclamai-je, coupant court à ces hypothèses.

Les nuques de mes amis s’inclinèrent vers moi, et avec elles le reste de la tête. Ils étaient suspendus à mes lèvres. Une brise glaciale se leva.

Au-dessus de nous, les arbres plusieurs fois centenaires, ces dignes et rugueux représentants de la nature de notre admirable pays, se mirent à craquer de conserve, comme pour me signifier leur assentiment.

– Qu’est-ce à dire, « ça ne peut plus durer », cher ami ? m’interrogea-t-on.

Il n’en fallait pas plus pour me lancer enfin.

Barbares 5.2

 

Mais n’anticipons pas.

Nous étions donc là, sous le scintillement à peine perceptible des étoiles, à remâcher notre rancune contre les barbares et contre nous-mêmes, qui n’avions pas su nous montrer supérieurs au combat, les défaire et les humilier comme l’avaient fait nos grands-parents. Nous ressassions d’amers sentiments, en buvant du marc de mirabelles, en fumant des cigares qui n’étaient pas à proprement parler des cigares (les vrais avaient été gracieusement mis à disposition des forces d’occupation par le « nouveau gouvernement ») – mais plutôt d’épaisses cigarettes tachetées de brun.

La fumée bleue et l’alcool vif nous firent tourner la tête. Avec mépris, nous évoquâmes le terrible manque de savoir-vivre des barbares, leur maîtrise ô combien imparfaite de notre langue et la façon scandaleuse dont ils se comportaient avec nos filles, leur pétrissant sans arrêt les seins comme s’ils s’étaient agi de vulgaires boules de farine, les leur malaxant à toute heure du jour et de la nuit, même en notre présence, les leur pétrissant et les leur malaxant au moyen de ces grandes choses jamais lavées, presque vertes, qui pendaient au bout de leur bras et ne méritaient pas d’être appelées autrement que « paluches ».

– Et seul le Dieu Seul sait ce qu’ils leur font d’autres, ajoutai-je.

– Seul le Dieu Seul le sait, répéta aussitôt un de mes amis – signe de son excellence éducation religieuse et de la grande qualité des leçons subliminales de ses catéchiseurs.

– Voulez-vous parler des cris nocturnes, cher ami ? me demanda-t-on, comme je ne précisai pas davantage ce que j’entendais par « ce qu’ils leur font d’autre ».

Barbares 5.1

 

Après le mariage de nos filles, mes vieux amis et moi-même nous réunîmes d’abord en divers lieux clandestins : salles de billard abandonnées, anciens locaux de clubs de fléchettes, établissements autrefois spécialisés dans l’organisation de thés dansants qui avaient dû, pour cause de conjoncture très défavorable, mettre la clé sous la porte.

Las, ce qui devait arriver arriva. Les salles, locaux, établissements qui nous servaient de base arrière furent rasés, ou bien leurs entrées condamnées au moyen de maçonnages hâtifs par les agents du « nouveau gouvernement ».

Nous n’eûmes alors plus d’autre choix que de nous fixer rendez-vous en pleine forêt, au beau milieu de la nature de notre admirable pays, parmi les insectes et les bêtes fourmillantes de la nuit et les arbres plusieurs fois centenaires.

C’est torches en main que nous nous y rendîmes. Sous un ciel d’encre dont les ténèbres se voyaient à peine lardées de constellations blanchâtres dont nous ignorions les noms. Il faisait froid. Je regrettai amèrement de ne pas avoir pris une petite laine supplémentaire. Cette scène quasi primitive – vingt, trente amis qui cheminent dans l’obscurité puis établissent leur camp au cœur de nulle part – présentait sur le moment tous les atours de l’exceptionnel ; elle ne fut en vérité, comme nous le découvrîmes plus tard, qu’un avant-goût de ce qui nous attendait dans les semaines, les mois à venir, quand exilés en notre propre pays, nous en serions réduits à partager le produit de nos misérables chasses (des vers, des mouches et des araignées à très fines pattes, essentiellement) dans une grotte où le jour ne pénétrait jamais.

Barbares 4.2

 

Je crus d’abord, tant la colère déformait son faciès, que le barbare allait me saisir à la gorge, me soulever dans les airs et fracasser mon crâne contre l’horloge en laiton chromé que mon arrière-grand-oncle avait ramené des îles bien avant la première invasion barbare (celle qui avait été brillamment repoussé par nos grands-parents) – contre un objet, donc, de très haute valeur.

Une fraction de seconde, on eût pu aussi croire, à l’inverse, que ce furieux énergumène jetterait l’éponge, tournerait les talons et rentrerait à son quartier général pour y faire la demande d’une autre affectation. Il faudrait en ce cas s’attendre, à terme, à l’arrivée d’un autre barbare ; mais au moins eussions-nous ainsi goûté une manière de répit.

Au lieu de cela, ses pupilles s’étrécirent, ses narines grossières se dilatèrent, tout son grand corps ferme sculpté par la violence se figea ; l’irritation, l’impatience et le courroux cédèrent uniment la place au désir : le barbare venait d’apercevoir Rosaline, ma cadette : peau laiteuse, haleine brûlante, yeux noir gouffre, dents ivoirines admirablement découpées contre la caverne incarnat de la bouche fruitée, généreuse chevelure cascadant jusqu’aux hanches pleines, front délicat frangé de mèches fortes et sombres, bleu pâle des veines aux tempes, et que dire du velouté des bras, de la finesse de la silhouette, des paupières bombées et peintes, des pommettes altières ou de la grâce quasiment royale du port de tête ?

Rien. N’en disons rien.

Mais soulignons tout de même que le barbare enfila illico ses patins.

Barbares 4.1

 

La porte de notre maison s’ouvrit donc en grand devant le barbare qui, à mon avis, en prit plein les mirettes.

Tout était nickel et brillant. Tout resplendissait. D’épais tapis en peau d’ours exotiques qui me venaient de mon arrière-grand-mère côté maternel couvraient par endroits le parquet impeccable tandis qu’étincelaient au plafond les mille gemmes de luminaires récemment briqués ; un feu de compagnie crépitait dans la cheminée de pierre antique, projetant des ombres ondoyantes sur les tableaux de maîtres, petits et grands, suspendus au-dessus de différentes pièces de mobilier en marbre ; les toiles en question présentaient en vives couleurs des scènes de chasse ou de cour d’un réalisme franchement frappant.   

 – Entrez, dis-je au barbare, bien qu’il m’en coûtât. Vous me ferez le très grand plaisir de vous déchausser et d'enfiler ceci.

Il poussa un grognement caverneux, saisit les patins que je lui présentais dans le battoir massif qui lui tenait lieu de main et les considéra un moment avec perplexité.

– Pour ne pas abîmer les parquets, précisai-je.

Le bougre gigantesque parut un moment désorienté. Derrière la bête de guerre, compris-je, se dissimulait un garçonnet hagard, ignorant des us et coutumes les plus simples.

Mais alors, les veines de son front enflèrent drastiquement. Son visage se teinta d’un rouge très sombre.

  On n’est pas des mauviettes, éructa-t-il en laissant tomber les patins par terre.

– Quoi donc ? dis-je, car je n’étais vraiment pas sûr d’avoir entendu ce que j’avais entendu.  

– On n’est pas des mauviettes, reprit-il, en faisant un effort pour articuler. On met pas des trucs comme ça sur nos pieds chez nous.

– C’est pourtant essentiel, insistai-je. Si vous ne voulez pas fusiller vos parquets en trois semaines.