Qu’est-ce qu’on fait ? (6)
On écoute, à l’intérieur, au creux de soi, les individus nains
innombrables.
Les individus nains qui remuent, qui s’étirent, qui font les
fous. Qui se jettent contre les parois. Qui font du saut de nain, qui
s’enjambent, qui galipettent. Qui ne s’aperçoivent pas qu’on les observe. Qui
s’agacent les uns les autres, qui se mordent, qui entretiennent des rancunes,
qui cherchent vengeance, qui attendent que leurs congénères aient le dos tourné
pour les mordre, avec une férocité répugnante, dans le cou jusqu’au sang.
Et bien sûr, on l’aura compris ou on s’en doute, il ne s’agit
pas de personnes petites, de petites personnes ou de rien de la sorte. Mais de
ces individus nains odieux, de ces individus nains inavouables qui nous
occupent comme on dit d’une armée qu’elle occupe mettons la Suisse, le
Lichtenstein ou la Suède ; de ces individus nains qui nous infestent le
sang avec mauvaise fièvre depuis que des extraterrestres semi-gazeux nous ont
ravi, dans le sens du kidnapping, ou peut-être bien, même, depuis toujours –
sauf qu’on les ignorait. Voilà les nains dont il est question. A ne pas
confondre avec ces êtres humains de taille modeste envers qui nous n’éprouvons
qu’un respect mâtiné, possiblement, d’un brin de fascination érotique.
On les écoute donc. On essaie de comprendre ce qu’ils
trament dans nos viscères, dans les tunnels de nos veines, dans les labyrinthes
de nos neurones. On s’interroge. On se demande quel est leur but. A quoi est-ce
qu’ils aspirent. On les sent se déplacer d’un bout à l’autre de nous-même avec
la vélocité des corpuscules quantiques. Ils semblent bien n’avoir qu’une seule
passion qui serait de nous terroriser, ou de nous faire très mal, ou de nous
abaisser, pas au sens centimétrique mais au sens moral, au sens relativement désuet
et pourtant vital du beau et du mal et de tout ce qui a pu se retrouver coincé
entre les deux comme dans l’interstice séparant deux lames de plancher.
On les écoute. On transpire. On voudrait bien savoir,
d’avance, quelle nouvelle façon de nous nuire ils inventeront aujourd’hui.
Qu’est-ce qu’on fait ? (7)
On attend, on attend encore, mais cette fois-ci : un
enfant.
Ce n’est pas nous qui le portons, cela dit, pour des
raisons, ici-bas, d’organisation génitale. On en est incapable. Mais une bonne
amie s’est proposée.
C’est elle qui gonfle, du coup, c’est elle qui ballonne. On
s’occupe d’elle comme on peut, on n’a jamais été très doué pour ça, on est
longtemps parti du principe que c’était suffisamment compliqué avec soi-même,
si en plus il fallait payer de sa personne pour les autres, on ne s’en
sortirait pas.
On s’en sort. Tout de même. A notre façon maladroite, susceptible
de susciter le malaise, parfois désolante.
On accompagne notre bonne amie à l’échographie du deuxième
trimestre, par exemple, c’est déjà beaucoup, en ce qui nous concerne.
L’échographe ne tarit pas d’éloges. Ce septum cardiaque,
elle n’en a jamais vu d’aussi bien formé. Et elle en a vus. Pareil pour cette
colonne, magnifique cette colonne, pas une vertèbre, pas une dorsale, pas une
cervicale qui n’y soit un modèle d’exactitude d’osseuse. Quant à ce pouls,
entendez-vous ce pouls, ce bpm absolument divin. Oui, nous l’entendons, ma
bonne amie et moi, c’est impressionnant, qui aurait cru que ça cognait si fort
si vite.
On s’en va, la consultation terminée. Ma bonne amie est très
heureuse et nous demande si nous aussi, on est heureux, et on dit oui, ah ça
oui, on est tellement heureux que c’est comme si on venait de sauter dans le
vide, un peu, et que tous nos organes se soulevaient et venaient se loger dans
notre gorge, à l’endroit de l’expression, et nous coupaient le souffle et nous glaçaient
les mots.
On quitte notre bonne amie, ensuite, ou notre bonne amie
nous quitte, elle a pris sa voiture, elle conduit, aucun problème. Jusqu’au
dernier moment, jusqu’au dépotage final, jusqu’au feu d’artifice muqueux, à la
toute fin, elle conduira. Aucun problème.
On rejoint notre secteur. On s’assoit sur le banc vert
classique du square municipal. On a en tête l’ombre vivante qui grenouille, qui
s’agite dans le ventre de notre bonne amie. On se dit quand même. On se dit
qu’on a hâte, puis on n’est pas sûr d’avoir hâte, on hésite.
On attend encore, on se remet à l’ouvrage d’attendre. On
pense qu’on verra bien.
On attend.
Qu’est-ce qu’on fait ? (8)
On s’active. Aujourd’hui, par contre, on s’active.
Dans quel but ?
Le but n’est pas clair, le but n’est disons pas encore
défini, mais il est manifeste qu’il existe, en ce sens du moins que c’est une
direction vers laquelle tendre, et qui explique par exemple qu’on ne soit pas
allé au square municipal, cette aube-ci, qu’on n’ait pas laissé nos pas nous
guider dans la fraîcheur blanchâtre vers le banc classique vert. Et qui
explique également, mais par ailleurs, qu’on laisse sonner dans le vide notre téléphone.
Bien qu’on sache parfaitement de quoi, de qui il s’agit, on laisse
les modulations sonores se succéder les unes aux autres jusqu’à la messagerie.
Quant à nous, on s’active, il s’agit de s’activer, de faire le ménage, à dire
vrai, pour ne rien cacher, de faire le ménage dans cet appartement qui est
nôtre en la mesure, certes étroite, que nous y habitons, et où, selon
différentes personnes qui s’informent, dont l’infirmière à domicile, dont aussi
la voisine du deuxième, madame Gérin, et dont enfin, et c’est déjà beaucoup,
l’inénarrable personne des services sociaux, toutes d’accord à l’unisson :
où, paraît-il, on ferait face à une accumulation de déchets divers et de sacs
poubelles et de petits emballages sans intérêt, ainsi qu’à une odeur qui règne.
Ce qu’aucun de ces différents agents extérieurs n’auraient
jamais l’audace de deviner, c’est qu’il existe un classement, quelque
part ; certes on n’en possède pas tous les tenants et aboutissements, mais
enfin rien n’est ici totalement laissé au hasard, tout est disposé, y compris
dans l’encombrement qu’on voudra bien admettre, en son sein même, à condition
qu’on nous reconnaisse à notre tour une certaine forme d’organisation, on peut
toujours rêver, et qu’en outre, pour l’odeur, il suffit d’ouvrir les fenêtres largement,
c’est facile.
On s’active. Des entassements se font et se défont, la
chaleur monte au sein de notre organisme, en raison des contraintes physiques,
les individus nains grommellent mais pas tant, intimidés qu’ils sont, sans
doute, par notre engagement corporel ou sinon, plus sûrement, par la menace
toujours présente d’une intervention disciplinaire du pédoncule barbelé, et de
cette manière, bribe par bribe, la configuration de notre intérieur se modifie
comme un puzzle dont on serait parvenu à trouver l’aménagement alternatif,
secret, en-dehors des pistes habituelles et des emboîtements sommaires, et
c’est ainsi qu’au soir, dans la lumière faiblie du crépuscule, il n’y aura plus
un seul sachet, plus un détritus, plus une chaussette qui ne soit à la place
voulue, si bien qu’il sera impossible de dire, à notre décharge, quel que soit le
résultat effectif, qu’on n’aura pas fait au maximum de notre aptitude, qui
certes n’est pas toujours satisfaisante, mais a tout de même le mérite, comme
nous-même, d’exister.
Qu’est-ce qu’on fait (9)
On s’escrime. Aujourd’hui, on s’escrime. C’est compliqué.
Aujourd’hui est un de ces jours bas de plafond qui nous laisse à peine le
loisir de respirer, nous oppresse, nous comprime, aujourd’hui est un de ces
sales petits jours où l’on se demande, non sans acide révolte et potentielle
prise de conscience, si ça vaut le coup, vivre sa vie.
Car enfin. La question se pose. Pas seconde après seconde,
non, pas à la moindre occasion, ni spécialement à l’impromptu, quand on a le
dos tourné, mais elle se pose, elle se pose quand elle veut, elle ne nous demande
pas notre avis, elle se pose comme un immense aéronef alien sur ce porte-avion
de la flotte américaine qui croisait tranquillement non loin des frontières
orientales en cas de nécessité de tout détruire par là-bas chez les orientaux,
et qui sème la panique, le météore, chez l’état-major de la flotte américaine, dépassé
comme jamais, au vu de l’inédite menace de la situation.
La question se pose et on s’escrime. C’est ainsi et cela
dure, on veut dire par là qu’il est possible qu’il faille se mettre à l’échelle
des siècles, en ces matières, comme si nous étions là depuis un fameux bail,
avec en nous la même inexpugnable, irréductible question, comme si peut-être
nous étions nés de la glaise du square municipal, en vérité, enfant du limon
comme on dit, on a vu quelque part, on ne sait plus où, qu’on pouvait dire ça.
Enfant du limon, s’escrimant, contraint de se débrouiller à
la petite semaine avec sa propre matière – elle-même, si ça se trouve,
antérieure au limon, précédant le square et le banc vert classique, issue de la
première pierre, du bloc d’origine, et pourtant parcourue déjà, dans l’élan de
cette poussée furieuse d’où devait surgir l’amalgame de roches fondues et de
gaz qui allait, refroidi, nous servir de monde, oui parcourue par les cruelles
vibrations du pourquoi et de l’à quoi bon, s’escrimant donc, alors, dès la base
de la base, même avec la pleine naïveté des commencements, jamais indemne du
doute, et se demandant, si ce n’est pas, en fait, exorbitant, ce sentiment d’être
qui nous sommes, à chaque millionième d’instant, et puis surtout, si c’est
utile, et puis surtout, si ça vaut le coup.
Qu’est-ce qu’on fait ? (10)
On trouve la clé.
En réalité, on ne la trouve pas vraiment : elle était
en nous depuis notre ravissement – comprendre notre rapt – par des
extraterrestres semi-gazeux, ou même avant, peut-être que nous l’avions
toujours, d’une manière ou d’une autre, possédée, imperceptiblement, comme à
notre insu, cette clé.
En tout cas nous l’avons découverte, là, pas très loin de la
zone cardiaque, sous une côte, mais pas non plus en plein cœur, n’exagérons pas.
Et c’était indubitablement une clé, on s’est aussitôt dit ça, on l’a aussitôt
reconnu comme telle, bien qu’elle n’en eût pas la forme à proprement dire, zéro
dents ni petites rainures, et qu’on ne voyait pas vraiment, même en forçant
notre imagination, à quoi aurait pu ressembler la serrure qui correspondait.
Oui, une clé. Dégageant une odeur, un parfum de clé, pas
métallique cependant, plutôt une odeur, un parfum d’ouverture, en fait. Cet
objet-là, puisqu’il faut parler d’un objet, c’est-à-dire d’un individu qui ne
serait pas un individu, qui fonctionnerait avec un régime de présence tout à
fait différent de celui des individus comme vous et vous, cet objet-là servait
à ouvrir des portes, on le sentait venu au monde à cet effet. Bien sûr, pour le
coup, on entendait portes très largement, il pouvait très bien s’agir d’un
portail, d’un portillon, d’une portière, d’un vantail ou d’une herse, ou d’une
fenêtre à vrai dire, ou même d’un passage inter-dimensionnel dont l’allure,
dans son quant à soi, aurait sans doute davantage évoqué une muqueuse ou un
puits.
Donc la certitude, en tout cas, la certitude c’est que
c’était une clé. Nous l’avions trouvé en nous, à l’occasion d’une rapide
vérification de notre composition existentielle du moment, sur le banc
classique vert, dans le square municipal, peu après le passage de la joggeuse
dont c’était le jour, sans doute que le lendemain, en revanche, elle ne
courrait pas.
Et il s’agissait de la nôtre, de clé, nous
semblait-il ; on pouvait se tromper, mais quand même, on y aurait mis sa
tête à couper que c’était la nôtre.
Où et comment s’en servir, la faire tourner, après, ça,
c’était une autre histoire.