Barbares 3

 

Il fallut offrir nos filles. Ce fut une des premières mesures du gouvernement d’occupation : chaque famille, chaque foyer devait accueillir un combattant barbare. Lui fournir gite et couvert, lui accorder l’hospitalité et lui présenter la plus belle des filles de la maison, la plus saine, la plus gironde et la plus plantureuse, pour qu’il la mariât.

 

Le nôtre ne tarda pas à venir. Nous étions pourtant loin de la capitale, où se concentrait encore le gros des forces barbares. La Basse-Lithonie, ce n’est pas la porte à côté. Et pourtant voilà que retentit dans notre demeure, moins d’une semaine après la signature des traités de paix scélérats, le coup de sonnette le plus glaçant que nous ayons jamais ouï.

Mes filles m’adressèrent des regards dans lesquels se mêlaient à peu près inextricablement l’angoisse, l’inquiétude très vive et le tourment. Je me rendis à l’huis la mort dans l’âme et l’entrouvris en prenant soin de laisser en place la chaînette anti-cambrioleurs.

– Plaît-il ? lançai-je dans le vent frais, coupant, quasi épineux du matin.  

– C’est moi, répondit une voix d’ogre, rocailleuse, avec un accent épouvantable.

Je glissai un œil par l’entrebâillement. Un remarquable spécimen d’animal humain, puissamment charpenté, me salua d’un geste fruste ;  sous son derme doré jouaient partout des grappes de muscles fibreux ; le crâne était épais, brachycéphale, bien chevelu ; les yeux, petits, trop enfoncés dans leurs orbites, n’exprimaient rien.

– Et de qui s’agit-il, lorsque vous dites « moi » ? demandai-je.

Une grimace déroutée tordit la face de rustaud de notre invité indésiré. Il recula de quelques pas, vérifia le numéro inscrit en toutes lettres sur le fronton de la maison.

– Cent quatre-vingt-six, l’aidai-je.

– Cent quatre-vingt-six, répéta-t-il laborieusement, écorchant le « tre » et les « se ». Oui. C’est ça. C’est ici qu’on m’a dit.

Comme je ne faisais pas mine de décrocher la chaînette, il ajouta :

– Je suis le combattant affecté chez vous.

Je m’administrai alors, théâtralement, au ralenti, une tape sur le front :

– Mais bien sûr ! Pardonnez-moi. Figurez-vous que cette histoire m’était complètement sortie de la  tête !