Voilà comment les choses se sont
passées : deux physiciens quantiques prennent l’avion, le même vol que
vous : à mi-route les moteurs se mettent à tousser, s’arrêtent, prennent
feu, dans leur sillage s’étirent très vite de longs panaches noir-charbon, l’avion
va piquer du nez, direction droit dans la mer ou le sol, suivant où vous vous
trouvez, c’est-à-dire au-dessus de quoi vous vous trouvez, n’importe comment à
ces vitesses l’eau est pareille au granit, là un masque à oxygène vous
dégringole sur le front comme un diable fatigué sortant piteusement d’une boîte
de farce et attrapes chinoise, vous cherchez à tâtons votre gilet de sauvetage
au cas où, bien que vous sachiez parfaitement qu’il n’y a jamais de survivants
dans les crash aériens, à part des fois des petites filles de huit ans, et
pendant tout ce temps qui n’est qu’un maigre bouquet de secondes, du coin de
l’œil, machinalement, vous observez que les physiciens quantiques, eux,
n’ont fait aucun geste précipité, qu’ils ont l’air parfaitement décontracté,
l’idée même de catastrophe aérienne glisse sur eux telle une goutte chaude,
solitaire, sur la toile d’un parapluie
qui en a connues d’autres.
Chute dans le vide. Impression
que votre estomac embrasse vos poumons. Vous pensez à votre mère. Bruit
d’arrachement horrible, organique. Comme si un individu monstrueux vous
déchirait le bras : ce genre de bruit. Par le hublot les ailes qui se
décrochent, disparaissent, englouties par l’ailleurs. Dépressurisation. Vous n’avez
plus qu’une envie qui est de dire « Maman ». Même tout bas. De sentir
le nom « Maman » passer vos lèvres. Mais vous n’osez pas. Peur du
ridicule. Or ce qui est ridicule, en réalité, c’est de ne pas oser, puisque vos
derniers instants sont arrivés. Allez-y, criez un bon coup « Maman ».
Si c’est de ça dont vous avez envie. Ou « Papa ». Ou
« Félicia », si « Félicia » est le nom de votre fille.
(Vous avez toujours eu mauvais goût en prénoms). Allez-y. Hurlez si ça vous
fait du bien. Pour une fois lâchez-vous.
De toute façon ça n’empêchera pas
l’avion de plonger vers le sol ou l’océan ni le premier physicien quantique de
demander à l’autre physicien quantique « Crois-tu que nous allons
nous en sortir ? » en portant lentement un verre de whisky à ses
lèvres, imperturbable comme pas deux, alors qu’autour tout n’est que cris de
terreur ou colère (« qu’ai-je fait pour mourir maintenant ? »,
« fils de pute de Dieu », « fils de pute de pilote »),
objets volants létaux (les téléphones portables abandonnés deviennent des
armes aléatoires et mortelles), hôtesses de l’air exsangues, enfants prostrés,
dames d’un certain âge marmonnant très vite des prières.
« Sans aucun problème »,
répond l’autre physicien quantique qui sirote avec autant de calme que son
confrère une liqueur pâle-verte, du martini sans doute, et se contente de
rentrer la tête dans les épaules lorsqu’un bagage à main tente de le scalper.
Ce « Sans aucun
problème » prononcé d’une voix monocorde vous fait comprendre que les
physiciens quantiques ne sont pas des gens comme nous, ne sont pas des gens comme
tout le monde, ne sont pas des gens. Et même : qu’ils ne sont pas des
êtres humains. Pas tout à fait. Pas au sens classique du terme.
Vous avez toujours envie de hurler
« maman », mais vous n’osez toujours pas. Au lieu de quoi vous enfilez
votre gilet de sauvetage en ayant conscience de l’absolue futilité de ce
geste : après impact, il ne restera sans doute pas plus de dix pour cents
de votre masse corporelle pour nager le crawl.
Le physicien quantique (le
deuxième, celui qui a parlé en dernier) repose son martini (ou breuvage
approchant) sur sa tablette.
Il ajoute, avec un rictus
futé :
« Inutile de se mettre la
rate au court-bouillon. Il existe
quantité d’univers où nous ne sommes même pas montés dans cet avion. »
A peine a-t-il fini sa phrase que
tout s’éclaire, et tout part en fumée.